Mythes religieux et enjeux éducatifs
Habib Abdulrab (*)
Journée d’étude: Mythe d’Abraham
et laïcité
Université du Maine, 9 mars 2012
1)
Mythes et rêves:
L’homme, il est vrai, ne peut vivre sans rêve. De même, «les
peuples sans mythes sont condamnés à mourir de froid».
Les mythes d’une société et les rêves d’un individu ont d’autres
traits communs: ils sont présents dans l’inconscient collectif ou individuel de
façon incessante, captivante et difficilement décryptable. Ils ont des impacts
réels, parfois cauchemardesques et chaotiques, sur le quotidien de la société, ou
de l’individu.
En effet, à l’image des mythes qui attisent parfois tant de
guerres et d’atrocités meurtrières, les conséquences d’un rêve peuvent être fatales.
Tel est le cas, par exemple, de cet individu de la petite ville yéménite alDâle', qui, une nuit au
milieu des années 90, rêva que Dieu lui demandait de tuer son fils aîné, à l’appel
de la prière de l’aube. Et il deviendrait, grâce à ce sacrifice, le fameux Imam
salvateur: alMihdi!…
Il amena effectivement son fils à l’aube, jusqu’à la porte de la
mosquée voisine où il l’extermina d’une balle dans la tête… Depuis cet
assassinat, tous les jours à l’aube, les habitants de la ville entendent les pleurs
et les hurlements d’un père meurtri, se mêler sourdement à l’appel de la prière
de l’aurore.
Cet homme était pourtant un brave étudiant à Aden, puis un
remarquable militant «progressiste» durant la période marxisante du Yémen du
Sud des années 70/80. Il était manifestement sain d’esprit avant qu’il ne plonge
dans les tréfonds de l’intégrisme, après la guerre de 1994 qui a envahi le
sud-Yémen, et l’épanouissement de l’obscurantisme victorieux qui en était la
première conséquence.
Il est à noter que le deuxième fils de cet homme fut lui aussi assassiné
(moins atypiquement) lors d’une manifestation populaire contre le régime, à l’aube
du Printemps arabe yéménite. L’armée du dictateur Saleh fit de lui un martyr en
somme, parmi tant de martyrs, avec toute la charge mythique et émotionnelle que
porte le mot «martyr» dans la culture arabo-musulmane.
Notre Abraham d’alDâle' a ainsi perdu ses deux fils, «Isaac et Ismail»,
tous les deux rattrapés par les mythes - certes anciens, mais toujours si
vivants - dans une réalité plus tragique, plus accomplie…
Une autre analogie entre rêves et mythes vient de notre
fascination et de notre émerveillement devant ces derniers, et de notre
incapacité à les juger sévèrement comme on juge la réalité.
En effet, cet homme d’alDâle' a été emprisonné suite à l’assassinat de son
fils. Mais, qui, parmi nous aujourd’hui, a le moindre écœurement devant le
mythe d’Abraham/Ibrahim portant son couperet devant les yeux totalement
effrayés et abasourdis de son fils (Isaac pour les uns, Ismaïl pour les autres.
Qu’importe!)? Qui a le moindre regard critique permettant d’incriminer «le père
du monothéisme» d’un acte barbare qui heureusement s’est avéré n’être qu’un
canular?: Ce n’était qu’un jeu divin pour tester l’obéissance d’Abraham conformément
au désir du Très-Haut. Il lui avait d’abord ordonné de sacrifier son fils bien-aimé,
puis finalement de remplacer ce sacrifice humain, in extremis, par un
mouton à rôtir dans le barbecue de l’Eternel…
2)
Mythes religieux et «formatage» de cerveaux
Avec quel baromètre peut-on mesurer la densité de la présence
des mythes religieux et leurs influences sur la vie des gens?
C’est une question essentielle et très ardue. Cela revient à plonger
dans nos cerveaux jusqu’à y lire leurs pages cachées: l’inconscient; à
s’immiscer dans nos zones cérébrales pour comprendre comment les mythes les formatent
et les façonnent par des normes et croyances définitives, qui peuvent guider notre
manière d’agir. Et qui peuvent surtout nous amener à parfois commettre des
actes d’une violence inouïe: «croisades», occupation de terres «attribuées par
Dieu à Son peuple élu». Ou encore explosions terroristes par des kamikazes
«islamistes» souriants avant leur mort, car heureux d’être à quelques minutes
des 70 vierges quotidiennes (soit environ 20 minutes par vierge!) qui les attendent
dans un paradis céleste de tous les plaisirs sensuels.
Mais, on peut probablement aborder cette question si complexe de
la détection du formatage de cerveau par des procédés moins cérébraux et surréalistes, en utilisant des «capteurs» infiniment
plus simplifiés.
Pour ce faire, on peut s’inspirer d’une approche (1) originale proposée
par le psychologue israélien Georges Tamarin qui a présenté devant un millier d’écoliers
israéliens, âgés de 8 à 14 ans, quelques versets du Livre de Josué sur la conquête
de Jéricho. Ces versets décrivent comment Josué et les Israélites avaient
envahi Jéricho, égorgé ses hommes et femmes, vieillards et enfants, ânes, moutons
et taureaux, avant de brûler la ville, après avoir pillé or et argent…
Il leur a ensuite posé la question suivante: «Josué et les
Israélites ont-ils bien fait en agissant ainsi?». 66% ont répondu par l’affirmative approuvant
totalement l’attitude de Josué et de son armée, et ce par des justifications de
type: «Dieu a promis cette terre aux Israélites», «Dieu a ordonné Josué à faire
ce qu’il a fait»…
Les arguments de ceux qui ont désavoué Josué n’étaient pas nécessairement
plus nobles: «Josué a eu tort, car il aurait dû conserver les animaux pour
nourrir les Israélites», «Les Arabes sont impurs, et qui pose le pied sur une
terre impure devient impur et maudit»…
Puis, G. Tamarin a relu les mêmes versets devant quelques
centaines d’autres enfants israéliens du même âge, en remplaçant le nom de
Josué par le «général Lin», et la ville de Jéricho par «un royaume chinois d’il
y a 3000 ans», et en posant la question analogue: «Le général Lin et son armée
ont-ils bien fait en agissant de la sorte?». Les réponses étaient bien
différentes: seuls 7% ont approuvé cette attitude!
Inutile de dire ici que si on appliquait cette même approche
(méthodique et ingénieuse) devant des enfants endoctrinés par des obscurantistes
islamiques ou chrétiens, les résultats seraient très semblables…
On peut aussi procéder différemment pour ausculter les impacts des
mythes sur les goûts et les choix sociétaux les plus anodins:
En notant le rôle de premier plan joué par le prophète Abraham
dans l’Islam, où il est qualifié de «khalil Allah» (l’ami intime de
Dieu) et de «fondateur de la Kaaba» (dépassant son rôle dans la Torah et la Bible),
et en observant que le nom Ibrahim apparait 23 fois dans le Coran, alors que
les noms des deux autres grands prophètes, Moïse/Moussa et Jésus/Issa, y sont respectivement
mentionnés 21 et 20 fois, on peut par exemple s’interroger sur la distribution
de ces 3 noms hébraïques parmi les noms que les gens donnent à leurs enfants
dans le monde de la langue arabe.
En effet, si on compte le nombre d’occurrences de ces noms recensés
sur Internet, parmi un nombre important de fichiers et des bases de données contenant
de nombreux prénoms arabes, on constate la supériorité numérique des Ibrahim,
suivi des Moussa qui dépassent légèrement les Issa!... Comme si les mythes distribuent
leurs goûts aux individus, dictent les lois de probabilités de ces distributions,
et fixent ainsi les détails millimétriques des choix les plus anodins!…
3)
Le duel Mythe religieux - Science, ici et
ailleurs
Si la genèse des mythes religieux remonte aux premiers jours de
l’homme moderne (homo sapiens) avant d’être institutionnalisée par le pouvoir
religieux, l’histoire de la volonté de l’émancipation des mythes commence bien
plus tardivement.
En Europe, ce processus a réellement
démarré au 17ème siècle, avec le développement de la science
moderne, puis la philosophie des Lumières. Elle a mobilisé un grand nombre
d’intellectuels et d’hommes de progrès voulant opposer à l’autorité du mythe la
liberté d’y croire ou non. Les mythes sont ainsi devenus des faits hypothétiques
à prouver ou à infirmer par des méthodes scientifiques. Grâce à ces rigoureuses
méthodes, ils sont souvent apparus comme des histoires fabriquées par des
hommes et transformées de génération en génération…
En France, l’autonomie à l’égard du pouvoir religieux a été progressivement
acquise, jusqu’à l’instauration de la laïcité (qui peut être vue comme un
nouveau pacte social qui sépare les pouvoirs scientifique, religieux, politique
et financier, sous le contrôle de l’état de droit) dont l’illustration la plus
lumineuse est la loi de 1905 qui stipule, entre autres, que l’école laïque ne
reconnaît aucune religion!...
La dualité Mythe religieux - Science dans le monde arabo-musulman n’est
pas une transposition linéaire de celle de l’Europe: elle était trop en avance durant
«les siècles des Lumières» de l’Empire arabo-musulman (comme Régis Depray les
appelle) qui se situaient à la fin du premier millénaire et au début du
deuxième. Mais elle est surtout trop en retard aujourd’hui, car paralysée et étouffée par la dominance
écrasante du mythe religieux, tout au long des siècles qui ont succédé aux
Lumières arabes, et qu’on appelle «le Temps de la Décadence»:
En effet, un courant philosophique rationnel a vu le jour dès le 9ème
siècle, infirmant des mythes et textes religieux fondateurs, et prônant leur
lecture critique ou métaphorique.
Il suffit de citer ici, à titre d’exemple, le grand poète et
philosophe arabe, Maarrî, dont l’œuvre philosophique et littéraire peut être vue
comme un projet complet, lumineux et très avant-gardiste, que l’on peut
intituler selon sa propre formule: «La imam siwa alaakhl »: «Il
n’est pas d’Imam autre que la Raison». Et dont beaucoup de vers considéraient
le «discours des Messagers de Dieux comme un mensonge, une absurdité» selon ses
termes (2):
Les humains sont de deux espèces:
L’homme de raison qui délaisse
Toute forme de confession
Et l’esprit religieux qui laisse
Derrière lui toute raison.
Mais plusieurs siècles de Décadence ont suivi, durant lesquels les
sociétés de la langue arabe ont vécu et vivent encore sous le contrôle de
régimes autocratiques et autoritaires, enfonçant ces sociétés dans une sorte de
«point fixe» civilisationnel, où tout paraît (ou peut-être: paraissait
jusqu’à ce Printemps arabe) sans issue!...
Préceptes religieux, répression sans limite, éducation paralysante
très réussie: telles sont les trois variables essentielles d’une formule
politico-culturelle, bien mégotée tout au long des siècles de la Décadence, qui
a permis de préserver ce fabuleux «point fixe» arabe.
Une éducation arriérée est surtout là, avec un succès inégalé, pour
assurer l’étouffement de l’esprit critique des enfants dès le plus jeune âge, pour
étrangler le moindre questionnement (considéré comme dissimulation et
hypocrisie), pour triturer le goût du doute (considéré comme germe satanique),
pour aduler la culture du «oui» et de la soumission, et maudire la culture du
«non» et du refus… et pour créer ainsi les fondements culturels et doctrinaires
visant à laisser les gens accepter leur condition de soumis, la désirer
volontiers, et la considérer, avec conviction, comme exemplaire…
Il est évident que dans ce contexte éducatif, l’enseignement de la
science ressemble, en quelque sorte, à une danseuse du ventre au cabaret des
oulémas.
Cette éducation pose au moins deux problèmes majeurs:
1) Elle assure, bien entendu, l’incapacité de s’intégrer à
l’esprit créatif et innovant du monde moderne, basé, depuis le 17ème
siècle, sur le raisonnement critique et le démantèlement de nos intuitions et
croyances primitives (de l’assertion de Galilée: «Et pourtant, elle tourne!»,
jusqu’à la fin de nos certitudes sur l’impossibilité de dépasser la vitesse de
la lumière, en passant par la théorie de l’évolution qui a totalement pulvérisé
nos croyances sur l’origine de l’homme, la non-staticité de notre univers en
perpétuelle extension depuis le big-bang, le concept du temps relatif, l’impossibilité
de connaître spontanément la position et la vitesse des particules quantiques, et
les problèmes mathématiques indécidables…)
2) Cette éducation préserve intentionnellement la confusion entre
réalité et mythes religieux. Elle exige de lire ceux-ci littéralement, avec
toutes les conséquences, parfois néfastes, qui en résultent.
Prenons, comme exemple applicatif, le mythe biblique du roi Salomon
et de la reine de Saba, qui, comme le mythe d’Abraham, a pris une dimension
plus importante dans le Coran que dans sa version biblique originelle.
Notons d’abord que le Salomon de la tradition islamique n’est pas
seulement un roi, mais aussi un prophète, fusionnant ainsi, plus étroitement,
politique et religion. Il est aussi plus puissant et extravagant que le Salomon
biblique, à l’instar d’Allah Lui-même qui est manifestement plus puissant que
le Dieu biblique: Il ne se repose pas au 7ème jour de la Création, Il
ne connaît ni fatigue ni sommeil… (Tout se passe ici comme si les mythes
subissent eux-aussi un processus d’évolution Darwinienne, et une sélection
naturelle qui les disposent, au fil du temps, à être plus adaptés à survivre et
à dominer…)
Rappelons brièvement la version coranique du mythe (3):
Un beau jour, le roi Salomon observe la longue absence de sa
huppe. Il dit: «Si elle ne justifie pas cette absence, je la tuerai, ou je la
torturerai violement!». (Ca ne manque pas de sadisme, voire de psychopathie!…)
La huppe revient. Elle informe le roi des raisons de son absence:
sa découverte d’un royaume lointain et merveilleux, Saba, dirigé par une reine
sublime. Le roi envoie avec sa huppe un message exigeant la soumission totale du
royaume et de sa reine.
Celle-ci consulte son entourage. Les avis sont unanimes: «Nous
sommes très puissants, et allons nous défendre… Mais la décision revient à
votre majesté!». Elle leur répond: «Non, il faut nous soumettre! Car les
conquêtes des rois sont destructrices, humiliantes». (Une grande leçon de renoncement
et de résignation. D’autoritarisme absolu aussi!).
Elle décide alors d’aller à la tête d’une parade caravanière, munie
d’un cortège extraordinaire de cadeaux merveilleux, pour se soumettre au roi,
et lui donner son fameux corps, si parfumé!… (Une lâcheté légendaire!).
La huppe informe le roi de la suite des événements. Celui-ci
cherche à épater d’abord sa fameuse visiteuse, mais aussi à clarifier une
certaine hypothèse de commérage (murmurée ici ou là) sur la nature non humaine
des chevilles de la reine!…
Il demande alors à deux génies prisonniers (car le roi connaissait
les langues de génies, autant que ceux des huppes et des fourmis, et peut-être
même ceux des cailloux!): «Qui peut m’amener le palais de cette reine, et
l’implanter ici, devant moi, avant qu’elle n’arrive?».
«Moi, je le peux avant que tu puisses te lever de ton trône!»,
réplique le premier génie. (Soit environ au bout d’une seconde!)… «Non!»,
répond le roi. (C’est trop lent à son goût)!...
«Moi, je le peux avant que tu puisses lever ton cil», répond le deuxième
génie, qui connaissait «la Science du Livre»…
(Soit au bout d’une fraction infime d’une seconde!). Il gagne alors la
compétition. Le palais géant est devant le roi en un coup d’éclair, ou plus
rapidement encore!...
On peut noter au passage que la traversée du palais (du royaume du
Saba vers Jérusalem) avec cette vitesse lumineuse, l’aurait transformé en pure énergie,
selon la fameuse loi d’Einstein.
Mais il semble ici que ce génie, versé dans la Science du Livre, a
réussi aussi (si la théorie d’Einstein est correcte, ce qui est le cas) à capturer
et à ramasser le palais, sous forme d’énergie, et à le reconstruire de nouveau
sous sa forme matérialiste originelle, durant cette fameuse fraction de seconde…
(Seule la physique de la Science du Livre peut en expliquer les lois de
transformations, et en préciser les formules!).
Arrêtons-nous là, sans détailler la ruse de Salomon qui demanda à
déployer une couche de cristal transparent couvrant un ruisselet, à l’entrée du
palais (pour que la reine dévoile ses chevilles chimériques suspectées,
lorsqu’elle rentre dans son palais), et le magnifique dialogue qui suivit
l’arrivée de la reine devant cet étrange palais qui lui rappelle quelque chose…
Et surtout, la suite de l’histoire…
Si ce merveilleux mythe a toujours exalté les générations par sa
trame enivrante d’une magie indescriptible, et par certains de ses passages
d’une extrême beauté romanesque, il restera toujours un sommet de l’absurdité.
D’une morale abominable. Il est aussi une célébration maximale de
l’anti-laïcité symbolisée par un pouvoir à la fois religieux, politique, et
«scientifique» comme celui du roi Salomon…
Est-il anodin, à ce propos, que le mot arabe oulémas
signifie, au même temps, érudits religieux et savants scientifiques?
Un homme qui doit croire à la véracité de ce mythe (après un cours
scolaire, par exemple) peut-il infirmer ou douter de n’importe quelle absurdité
de ce bas monde? Peut-il avoir l’esprit réellement scientifique, voire
légèrement rationnel?...
Mais, comment, malgré tout, ne pas être séduit par ce merveilleux mythe
qui nous empêche d’être «condamnés à mourir de froid»?
La réponse est probablement dans une lecture, à deux niveaux, qui
respecte les domaines de compétences, intrinsèquement disjoints, des deux pôles
du binôme Mythe religieux - Science: lire «l’origine des espèces» comme une œuvre
littéraire est aussi inapproprié que lire les Livres de Ciels comme des cours
de sciences naturelles…
Ceci nous amène verticalement vers l’autre mot-clé de cette
journée d’étude: laïcité…
4)
Le Printemps arabe, ou la mort du «point fixe»?
Le «point fixe» civilisationnel, décrit ci-dessus, semble être
court-circuité par ce «Printemps arabe» qui s’est embrasé il y a plus d’un an, et
dont l’étincelle fut un jeune tunisien qui s’immola à Sidi Bouzaid: Mohamed
Bouazizi.
Nous sommes ainsi bien loin du mythe d’Abraham: l’offrande, Bouazizi,
est le maître de son sort, un anti-mouton par excellence. L’absence du père ou
du patriarche est ici totale. Pas d’ordre ni intervention divins non plus.
Les deux slogans de base de ce Printemps, «Le peuple veut la chute
du régime» et «Dégage!», sont à l’image de cette étincelle: en rupture totale
avec la tradition séculaire de ces peuples qui ont longtemps appris que
«l’obéissance à wali alamr (le gouverneur)
fait partie de l’obéissance à Dieu», comme le dit un certain hadith.
Une raison majeure du déclanchement du Printemps réside sans doute
dans les nouveaux outils de la modernité, et notamment leurs fenêtre ouverte
sur la planète: Internet, grâce auxquels la nouvelle génération s’échappait de la sphère close et opaque de son «point fixe» civilisationnel,
et interagissait avec le monde contemporain et ses riches ressources culturelles
et organisationnelles.
Aujourd’hui, nous ne sommes qu’au début du processus de ce Printemps
qui a démarré il y a plus de quinze mois. Mais un acquis historique est là, devant
nos yeux, inimaginable il y a peu de temps: l’écroulement du mur de la peur
dans les âmes de ces jeunes arabes assoiffés de liberté et de dignité, prêts à
mourir, très nombreux chaque jour, pour les arracher des régimes les plus despotiques
du monde.
Si le noyau qui a lancé ce Printemps est constitué de jeunes gens nourris
d’Internet et de nouvelles technologies, les forces qui se sont emparées de la
part du lion des premières élections libres sont souvent des conservateurs
religieux, et parfois même des salafistes qui peuvent entraver ce processus,
voire l’empêcher d’avancer vers son objectif déclaré (et assez ambiguë): «l’état
à caractère civil». (4)
En effet, ces forces salafistes qui savent bien répéter que les
«oulémas sont les héritiers des prophètes», selon un certain hadith, sont très
organisées et proches de la population, depuis de longues décennies. Elles
étaient souvent liées aux régimes politiques en place. Elles sont très
soutenues par le pétrodollar. Leurs succès électoral paraissaient assez évidents…
Elles s’activent partout aujourd’hui pour fixer le sens du futur postrévolutionnaire.
Elles n’hésitent pas d’envahir les réseaux sociaux (Facebook) qui furent à la
base du déclenchement du Printemps arabe, et de s’infiltrer dans ses «groupes
ouverts» très fréquentés. Elles lancent parfois des fatwas d’hérésie contre des
jeunes révolutionnaires, pour «rectifier le tir» de l’évolution de ce Printemps,
et étouffer la formidable liberté d’expression qui s’en est ardemment émergée.
La sharia et l’éducation sont les deux tours de contrôle à partir
desquelles ces salafistes semblent vouloir aiguillonner l’essentiel des états postrévolutionnaires.
En effet, «garder à la sharia le rôle d’arbitre et le mot de la
fin» est leur pierre angulaire, et leur principal slogan ces jours-ci. Ils s’agitent
pour l’incruster dans les gènes de l’«état à caractère civil».
De plus, «celui qui contrôle l’éducation contrôle l’avenir», comme
ils le savent mieux que quiconque. Pour eux, la séparation entre la religion et
la science est une zone rouge, strictement interdite.
En résumé, leur objectif essentiel est d’empêcher l’évolution vers
la laïcité, leur ennemie absolue.
Parallèlement, le mot «laïcité» n’a jamais été arboré dans le
monde arabe autant qu’aujourd’hui. Même si les salafistes ont réussi à le
diaboliser (en le confondant avec l’athéisme et l’anti-religion) (5), il
s’impose fortement aujourd’hui dans le débat public.
Sa projection éducative (la séparation entre science et religion)
devient plus urgente que jamais (6).
Personne ne connaît l’allure de la suite des événements de ce Printemps
arabe. Si ses mots d’ordre actuels sont «liberté» et «dignité», les étapes ultérieures
pourraient bien avoir pour maîtres-mots: «Printemps de l’éducation» et
«laïcité»…
Car, comme dit Sartre, «Quand une fois la liberté a explosé dans
une âme d'homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là»…
Bibliographie
1) John Hartung, Skeptic, Vol. 3, No. 4, 1995.
2) Les
Impératifs, poèmes de l’ascèse. Edition bilingue. Ma’arrî. Traduits et
commentés par H. H. Vuong, et P. Mégarbané. Ed. Sindbad, 2009.
3)
Le Coran, Sourate 27, An
Naml (Les Fourmis).
4)
Quelle est la différence
entre l’état laïque, et «l’état à caractère civil»?, Habib Abdulrab, Journal alQuods,
Londres, 30/9/2011.
(En arabe).
5)
La laïcité et les quatre
duperies des salafaistes, Habib Abdulrab, Journal alQuods, Londres, 7/11/2011. (En
arabe).
6)
Séparons la religion et
l’éducation de l’état à caractère civil, Habib Abdulrab, Journal alQuods,
Londres, 17/5/2011. (En arabe).
(*) Professeur des universités, INSA de Rouen
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